GOOD GIRLS ARE BAD GIRLS THAT HAVEN’T BEEN CAUGHT
J’ai dix-huit ans.
Je serre la pièce ronde et brillante dans ma main, et je regarde la fontaine. Je ne me sens pas encore prête à la lancer, je ne me sens pas encore prête à faire un choix. Aujourd’hui est le jour où tout commence. Ou plutôt, le jour où tout
pourrait commencer. Pour cela, un choix. Mon choix, c’est d’accepter ou non de ne pas avoir le choix.
Si j’accepte, j’accepte aussi avec fatalité de devoir me marier avec un Victor ou un Valentin qui gagnera bien sa vie. J’accepterais d’attendre le mariage pour faire ce que de nombreuses filles de mon âge ont déjà fait, j’accepterais de vivre dans la maison familiale pendant tout ce temps, j’accepterais de ne vivre aucune histoire d’amour… Je vivrais en intégrale dépendance de quelqu’un d’autre. Au final, que me resterait-il ? Une vie à m’occuper des enfants que j’aurais eus avec un mari que je n’aimerais que pour son initiale. Est-ce vraiment ce que je veux ? Suis-je prête à tirer un trait sur tout cela, juste pour ne pas voir de déception dans les yeux de mes parents ? Où est la liberté, dans tout ça ?
Mais si je refuse… J’ai trop peur des conséquences. La famille est sacrée à mes yeux, et je ne supporterais de perdre personne. Et si, en acceptant de me conformer à celle qu’on veut que je sois, je me perdais… moi ? J’ai des envies. J’ai des rêves, et j’ai peur de les perdre, eux-aussi.
Finalement, est-ce réellement nécessaire de faire un choix ? Je n’ai pas le cran de Victoria, et je n’ai pas la patience de Valery. A la place, j’ai hérité d’une grande ambition. Bien trop grande pour être contenue, mais qui n’aide en rien à faire ce choix.
Un jour, dans un livre, je suis tombée sur un proverbe chinois. Il disait : « La volonté permet de grimper sur les cimes ; sans volonté on reste au pied de la montagne. ». Et je ne veux pas rester au pied de la montagne à attendre que ma vie commence, parce que personne ne l’amorcera à ma place.
A cet instant, je sais. Je rêve de faire médecine. Je rêve de devenir un grand chirurgien. Et même si je prétends le contraire, je rêve aussi d’amour et de voyages, de liberté. A cet instant précis, je décide que je continuerai mes études quelles que soient les conséquences. Je décide que je vivrai une double vie. Que je continuerai de sortir par la fenêtre, que je ne me laisserai pas guider par les convictions de quelqu’un d’autre que les miennes. La seule chose que j’aurai à faire, c’est prétendre être celle que mes parents veulent que je sois. Parce que je n’ai ni la patience, ni l’audace de mes sœurs. La boule au ventre, mais le cœur léger, je lance la pièce.
Je fais le vœu de ne pas me faire prendre.
J’ai 22 ans.
Mon père n’a jamais accepté que je continue les études, mais tout s’est mieux passé que je ne le pensais. Bien sûr, nous évitons d’aborder ce sujet, et je mens sur le programme de médecine, supposant qu’il n’aurait pas été ravi d’apprendre certaines pratiques nous permettant de nous exercer. J’ai aussi menti sur mes gardes rémunérées. Je prétends passer mes soirées à aider à l’Eglise. En soit, je pense qu’il fait de son mieux pour oublier que je l’ai déçu, parce que je suis irréprochable sur tout le reste. Enfin, ça, c’est ce que je lui fais croire, parce que la vérité est toute autre. J’ai mon petit rituel : le soir, je sors par la fenêtre, et je rejoins mes amis ou mon petit-ami. J’ai un avantage dans cette histoire, c’est que depuis toute petite, je dors la fenêtre ouverte. Automne, Eté, Printemps, comme Hiver. J’aime me réveiller avec le chant des oiseaux, le soleil, et l’odeur du vent matinal. Bien sûr, c’est bien moins drôle quand je fais la grasse matinée et que je suis réveillée par l’odeur du barbecue que préparent les voisins. Mais c’est bien mieux qu’un réveil digne de Victoria, faisant irruption dans ma chambre et fouillant dans mon armoire – avec le plus de bruit possible, s’il-vous-plaît ! Bref, le réveil « naturel » comme je l’appelle me fait me sentir comme une princesse Disney. J’ai beau n’avoir en commun avec Cendrillon que la couleur de cheveux, ces réveils me mettent de bonne humeur.
« Eh, Barbie ! Amène-moi le dossier de ce patient »
Me tirant de mes pensées, un de mes gorilles de supérieur m’interpelle. A première vue, personne ne pensait que j’étais réellement une étudiante en médecine. Blonde, les yeux bleus, et un air un peu trop doux pour avoir le culot d’être médecin. Mon regard s’attarde sur la pendule accrochée sur le mur de l’accueil. 01h42. Cette nuit, je suis de garde. En quatrième année de médecine en suisse, on commence ce que l’on appelle les « années cliniques ». C’est ce qui fait de moi un nouveau visage pour l’équipe médicale, et c’est également ce qui me place à peine au-dessus des meubles dans la hiérarchie. Mais je sais que j’y arriverais, et j’aime ce que je fais. J’ai l’appui de mes amis et de certains membres de ma famille, je n’attends rien de plus puisque c’est largement suffisant à mes yeux. J’ai pour la première fois la réelle impression de faire ce que je veux. J’ai cette impression d’invincibilité, comme si rien ne pouvait m’arrêter. Je suis satisfaite de ma vie, et malgré tout, je ne changerais rien même si je le pouvais. Je prends les dossiers contre moi, ne manquant pas de lever les yeux au ciel, avant de me diriger vers cet abruti de médecin, redouté de tout le service. C’est un sexagénaire refusant de partir à la retraite, brillant certes, mais rabat-joie et complètement sénile.
« Moi, c’est Valhia Deshusses, monsieur. », lui dis-je en lui tendant les dossiers, un sourire sur les lèvres.
Je sais qu’il s’apprête à me répliquer qu’il s’en fiche, alors j’enchaîne sur une explication détaillée et précise du cas du patient. Je ne me formalise pas le moins du monde de ce qu’il peut penser. La vérité, c’est qu’il est déjà mort de trente façons différentes dans ma tête, et que pendant qu’il me regarde avec cet air supérieur, je l’imagine sur un plat de frites avec une pomme dans la bouche. Mon petit-ami, que je ne côtoie que depuis quelques mois, est lui-même doté d’une grande ambition. C’est lui qui m’encourage et qui sait quoi dire pour me remotiver. Je pense avoir trouvé quelqu’un de vraiment bien. En fait, je pense n’avoir jamais rencontré quelqu’un comme lui auparavant. Il me fait oublier que son prénom ne possède la lettre « V » qu’en deuxième position, que notre relation doit être cachée de mes parents, et que mon père s’est mis en tête de choisir nos futurs maris, à mes sœurs et à moi. Il comprend tout ça. Evan me comprend, et c’est le principal.
« Vous avez encore besoin de moi, monsieur ? », je demande, d’une voix intelligible et habituellement douce.
Il me dévisage. Il faut dire que je viens de lui réciter le dossier, y compris les résultats des examens, et que j’ai même proposé un diagnostic. Diagnostic qui s’est avéré correct, même s’il a eu du mal à l’admettre. Pas mal pour une blonde, hein ? Il grommelle quelque chose et m’envoie m’occuper d’un autre patient. Je lui souris à pleines dents et tourne les talons. Un jour, ils sauront. Ils se rendront compte que Valhia Deshusses elle aussi, est brillante, et ne se limitera pas à une simple femme dépendante de son mari. J’ai toujours voulu être plus que ce qu’on m’a destiné à devenir. Et je serai plus que ça.
J’ai 23 ans.
Allongée sur mon lit, je suis plongée une nouvelle fois dans ma lecture. Bougainville dans
Voyage au tour du monde m’emmène avec lui. Je souris, m’imaginant ce que ce serait, de quitter la Suisse. Je pourrais en parler à mes sœurs, leur demander si elles seraient partantes pour un … road trip aux Etats-Unis, ou encore pour un safari en Afrique. J’ai des étoiles plein les yeux rien que d’y penser. Cependant, je ne peux pas ignorer la partie de moi qui se doute que Valery, Victoria et moi collées 24h/24 pendant plusieurs semaines ferait des étincelles. Voire quelque chose à peu près aussi impressionnant que… le Big Bang. Ce serait très sûrement une mauvaise idée… alors pourquoi est-ce que je trouve l’idée si attirante ? Un rapide coup d’œil autour de moi me donne la réponse. Je n’en peux plus d’être enfermée entre ces murs. J’ai besoin de liberté. Et si par liberté, je dois entendre « batailles de noix de coco entre sœur, la première évanouie a perdu », je ne peux qu’être partante ! Mais je sais que notre père ne verrait pas cette échappatoire d’un bon œil. Eh oui, qui s’occuperait de la maison, si nous n’étions plus là ? Enfin, ce n’est certainement pas Vic’ qui manquerait le plus dans les tâches ménagères…
On toque à ma porte. Je me redresse en entendant la voix de mon père, jette mon précieux livre sous le lit et en attrape la bible. Je l’ouvre à un endroit totalement aléatoire tout en l’autorisant à rentrer, faisant mine d’être plongée dans ma lecture. L’espace d’une seconde, on peut lire du soulagement sur mon visage : Ouf, je ne tiens pas la bible à l’envers ! Il s’avance et je le vois sourire, ravi. C’est ce sourire qui me donne la motivation de lui mentir. Je ne parviens pas à être la fille dont il rêve, et je ne fais rien pour l’être… alors je peux au moins prétendre, n’est-ce pas ? Enfin, ce n’est pas non plus comme si je m’étais fait tatouer un gros diable sur la poitrine, et que je m’étais adonnée au sado-masochisme !Je me demande ce que serait sa réaction, et j’ai du mal à réprimer un sourire. Il serait capable de s’en prendre au tatoueur lui-même… peut être même le transformer en kebab, ou le faire cuire sur le barbecue des voisins…
« Excuse-moi de te déranger en si bonne lecture, Vahlia. Mais il faudrait que tu ailles aider à l’Eglise, demain. Un mariage va être organisé, et ils ont besoin d’aide pour placer toutes les décorations. J’ai déjà dit que tu iras, ça ne te dérange pas ? »
Et je sais que je n’ai pas le choix, et que la seule réponse correcte est négative. Alors je souris et prétend que ça me fait même plaisir. Bah tiens. Il est enchanté et commence à me raconter à quel point il espère un beau mariage pour chacune de ses filles. Il m’assure qu’il choisira un bon mari pour nous, mais qu’il n’a simplement pas encore trouvé. Chose qui ne saurait tarder, ajoute-t-il. Je me fais violence pour ne pas lever les yeux au ciel. Bien sûr qu’il n’a pas trouvé, les prénoms en V ça ne court pas les rues. Et heureusement, d’ailleurs ! De nos jours, les gens donnent des noms de fleurs ou d’animaux à leurs enfants. Vous imaginez, vous, qu’une camarade de classe de votre enfant s’appelle « Vachette » ? Manquerait plus que ça. Dans un tel contexte, je pourrais aussi bien me retrouver avec un mari du nom de Victor, qu’avec le nom de Violon, Volet, ou… Ventilateur. Ouais, on est d’accord, c’est pas fameux. Pendant que je divague, mon père, lui, est tout enthousiaste avec ses idées de mariage. Et pourtant, je ne peux m’empêcher d’être attendrie devant son air enjoué. Pourquoi ne comprend-il pas que ce qu’il veut est bien différent de nos désirs à nous ? Il m’embrasse sur le front avant de partir. Je soupire longuement avant de récupérer mon livre. Je reprends ma lecture, rêvant plus que jamais de m’enfuir dans un pays lointain, ne serait-ce que pour quelques heures.
J’ai 24 ans.
Chez Evan, c’est un petit peu comme notre jardin secret. Personne pour nous voir, personne pour raconter quoi que ce soit à mes parents. Aucune sœur dans les parages. Aujourd’hui, cela fait deux ans que l’on est ensembles, et nous avons prévu de profiter de notre soirée. C’est parti d’un défi, et puis nous nous sommes retrouvés à tenter de cuisiner le repas de ce soir. Je suis en train de couper poivrons et oignons, et lui est chargé de faire la sauce. Ce serait un euphémisme que de dire que c’est laborieux. La cuisine, ce n’est pas vraiment son talent caché, apparemment. Il y a de la farine partout et plus d'ingrédients sur son tablier qu’ailleurs. Je ris en me moquant de lui et de sa façon de casser les œufs, une dizaine de centimètres au-dessus du récipient. Je poursuis ensuite, amusée, en lui racontant une anecdote : la fois où j’avais essayé d’apprendre à mon père à cuisiner. Catastrophique. Je lui lance un regard et le vois rire doucement. Il continue de remuer ce qui ressemble plus ou moins à une sauce, et prend la parole. Je comprends alors qu’il riait jaune.
« Oui, d’ailleurs, comment il se porte, ton père ? Ça fait un moment que je ne l’ai pas vu. Depuis… jamais, en fait. », Lâche-t-il, soudainement sarcastique.
Je me retourne, agacée. Je sais où il veut en venir. Je sais ce qu’il essaie de me dire, puisque c’est ce qu’il fait depuis des mois maintenant. Et des mois que je lui réponds :
« Evan, tu sais que ce n’est pas si facile. »
Il lâche ses ustensiles de cuisine et se retourne vers moi. Je lis une émotion d’exaspération sur son visage. Peut être même d’impatience, et de lassitude. Je lâche moi aussi mon couteau et m’appuie contre le plan de travail.
« C’est toi qui rend tout difficile, Valhia ! Ça fait deux ans qu’on est ensemble, et je croise tes sœurs sans pouvoir leur dire qui je suis. Je n’ai jamais rencontré ta famille alors que tu connais parfaitement la mienne. J’aimerais faire partie de ta vie, tu sais ? »
Je passe une main sur mon visage. Nous y revoilà. Je soupire et cherche une échappatoire à cette dispute qui ressemble comme deux gouttes d’eau à toutes les autres, mais n’en vois aucune. J’ai également la désagréable impression que cette fois, il ne me laissera pas fuir. Je tente toutefois, sans grand optimisme.
« Je n’ai pas envie d’en parler, ça ne servirait à rien de toute façon, le sujet est clos. Et puis, on a un dîner à préparer. »
Il fait un pas vers moi sans me quitter des yeux. J’essaie de prendre un air déterminé, mais mon regard fuyant ne démontre aucune assurance. Je fixe le parquet, appréhendant ses prochaines paroles.
« Tu n’as jamais envie d’en parler. Jamais. Tu clos toujours la conversation, mais ça n’efface en rien le problème. » Il laisse le silence planer pendant quelques secondes. « Tu vas finir par clore notre relation ».
Je relève les yeux vers lui, refusant de voir où il veut en venir. Et pourtant… pourtant je lis dans son regard toute l’assurance que j’ai perdue en abordant ce sujet. Je voudrais riposter mais j’en suis incapable, parce que je sais qu’il a raison. Je vais clore cette relation, simplement pour une histoire de prénom. Pour une question de choix que je n’ai jamais véritablement fait. J’ai envie de lui demander encore un peu de temps, mais c’est ce que je fais depuis trop longtemps déjà. Je vais devoir faire un choix : l’amour, ou la reconnaissance de ma famille ? Il passe une main dans ma chevelure blonde et dépose un baiser sur mon front.
« S’il te plait… »
Son ton est doux. Son ton est toujours doux. Je m’en veux de ne pas pouvoir lui donner la vie dont il rêve. Mon regard se pose sur un livre encore à moitié recouvert de papier cadeau.
La description du monde, de Marco Polo. Un livre sur le voyage, parce qu’il sait que je rêve de voyager, et qu’il a jugé que ce serait un cadeau parfait pour moi. Il avait pensé que l’on pourrait partir quelques jours dans un autre pays, mais j’ai refusé, n’ayant pas le courage d’affronter mon père pour le lui demander. Parce que pour le lui demander, il aurait fallu qu’il connaisse l’existence d’Evan. Et comme toujours, je ne me sentais pas prête. Je ferme les yeux et prend une grande inspiration.
« Je vais essayer ».
Ça sort sans que je ne l’aie décidé, parce que je refuse de le perdre. Dire que je vais essayer, c’est bien plus que ce que j’ai pu dire jusqu’à maintenant. Ça sonne comme un « oui », à côté de tous les « non » catégoriques que j’ai prononcé. La panique m’a fait prendre un engagement que je ne suis même pas sûre de pouvoir tenir. J’aimais bien ma vie, comme ça, malgré les petits désagréments qu’elle peut parfois avoir. Mais maintenant, une chose est sûre.
Je vais devoir faire un choix.