J’ai 24 ans.
Chez Evan, c’est un petit peu comme notre jardin secret. Personne pour nous voir, personne pour raconter quoi que ce soit à mes parents. Aucune sœur dans les parages. Aujourd’hui, cela fait deux ans que l’on est ensembles, et nous avons prévu de profiter de notre soirée. C’est parti d’un défi, et puis nous nous sommes retrouvés à tenter de cuisiner le repas de ce soir. Je suis en train de couper poivrons et oignons, et lui est chargé de faire la sauce. Ce serait un euphémisme que de dire que c’est laborieux. La cuisine, ce n’est pas vraiment son talent caché, apparemment. Il y a de la farine partout et plus d'ingrédients sur son tablier qu’ailleurs. Je ris en me moquant de lui et de sa façon de casser les œufs, une dizaine de centimètres au-dessus du récipient. Je poursuis ensuite, amusée, en lui racontant une anecdote : la fois où j’avais essayé d’apprendre à mon père à cuisiner. Catastrophique. Je lui lance un regard et le vois rire doucement. Il continue de remuer ce qui ressemble plus ou moins à une sauce, et prend la parole. Je comprends alors qu’il riait jaune.
« Oui, d’ailleurs, comment il se porte, ton père ? Ça fait un moment que je ne l’ai pas vu. Depuis… jamais, en fait. », Lâche-t-il, soudainement sarcastique.
Je me retourne, agacée. Je sais où il veut en venir. Je sais ce qu’il essaie de me dire, puisque c’est ce qu’il fait depuis des mois maintenant. Et des mois que je lui réponds :
« Evan, tu sais que ce n’est pas si facile. »
Il lâche ses ustensiles de cuisine et se retourne vers moi. Je lis une émotion d’exaspération sur son visage. Peut être même d’impatience, et de lassitude. Je lâche moi aussi mon couteau et m’appuie contre le plan de travail.
« C’est toi qui rend tout difficile, Valhia ! Ça fait deux ans qu’on est ensemble, et je croise tes sœurs sans pouvoir leur dire qui je suis. Je n’ai jamais rencontré ta famille alors que tu connais parfaitement la mienne. J’aimerais faire partie de ta vie, tu sais ? »
Je passe une main sur mon visage. Nous y revoilà. Je soupire et cherche une échappatoire à cette dispute qui ressemble comme deux gouttes d’eau à toutes les autres, mais n’en vois aucune. J’ai également la désagréable impression que cette fois, il ne me laissera pas fuir. Je tente toutefois, sans grand optimisme.
« Je n’ai pas envie d’en parler, ça ne servirait à rien de toute façon, le sujet est clos. Et puis, on a un dîner à préparer. »
Il fait un pas vers moi sans me quitter des yeux. J’essaie de prendre un air déterminé, mais mon regard fuyant ne démontre aucune assurance. Je fixe le parquet, appréhendant ses prochaines paroles.
« Tu n’as jamais envie d’en parler. Jamais. Tu clos toujours la conversation, mais ça n’efface en rien le problème. » Il laisse le silence planer pendant quelques secondes. « Tu vas finir par clore notre relation ».
Je relève les yeux vers lui, refusant de voir où il veut en venir. Et pourtant… pourtant je lis dans son regard toute l’assurance que j’ai perdue en abordant ce sujet. Je voudrais riposter mais j’en suis incapable, parce que je sais qu’il a raison. Je vais clore cette relation, simplement pour une histoire de prénom. Pour une question de choix que je n’ai jamais véritablement fait. J’ai envie de lui demander encore un peu de temps, mais c’est ce que je fais depuis trop longtemps déjà. Je vais devoir faire un choix : l’amour, ou la reconnaissance de ma famille ? Il passe une main dans ma chevelure blonde et dépose un baiser sur mon front.
« S’il te plait… »
Son ton est doux. Son ton est toujours doux. Je m’en veux de ne pas pouvoir lui donner la vie dont il rêve. Mon regard se pose sur un livre encore à moitié recouvert de papier cadeau.
La description du monde, de Marco Polo. Un livre sur le voyage, parce qu’il sait que je rêve de voyager, et qu’il a jugé que ce serait un cadeau parfait pour moi. Il avait pensé que l’on pourrait partir quelques jours dans un autre pays, mais j’ai refusé, n’ayant pas le courage d’affronter mon père pour le lui demander. Parce que pour le lui demander, il aurait fallu qu’il connaisse l’existence d’Evan. Et comme toujours, je ne me sentais pas prête. Je ferme les yeux et prend une grande inspiration.
« Je vais essayer ».
Ça sort sans que je ne l’aie décidé, parce que je refuse de le perdre. Dire que je vais essayer, c’est bien plus que ce que j’ai pu dire jusqu’à maintenant. Ça sonne comme un « oui », à côté de tous les « non » catégoriques que j’ai prononcé. La panique m’a fait prendre un engagement que je ne suis même pas sûre de pouvoir tenir. J’aimais bien ma vie, comme ça, malgré les petits désagréments qu’elle peut parfois avoir. Mais maintenant, une chose est sûre.
Je vais devoir faire un choix.